Vladimir Skoda

DES OBJETS CLOS AUX UNIVERS INFINIS de Pierre Manuel A une sculpture (par exemple, la statuaire classique) dont les formes se constituaient dans un face à face avec l’espace, le modernisme a substitué des « objets » qui s’y enveloppent, l’intègrent à ses volumes ou parfois le décomposent, le déchirent. Cette plasticité des formes a induit des matériaux dont les lignes, les vides, les mouvements, les rythmes, les couleurs compliquent à l’infini ces espaces. Et se les approprient comme des prolongements de leur virtuosité créatrice. D’où, par réaction, au tournant des années 70, le souci de simplifier surfaces et volumes dans des espaces non transformés mais approfondis et déplacés (le land art ou l’apparition des miroirs chez R. Smithson ou R. griffin case iphone 7 Morris). Entre paysage et monument, le miroir se joue alors des réalités naturelles, sociales ou historiques qu’il défait de leur consistance et de leur identité. « In situ », certes – un lieu particulier et ceux qui le traversent sont ainsi reflétés – mais le but n’est pas d’en souligner ou d’en effacer les formes et la structure, d’en prolonger ou d’en contredire les effets décoratifs ; ni même d’affirmer la perception incertaine des êtres et des choses transitoires ; il s’agit plutôt d’amener des mondes séparés au contact les uns des autres, de jouer de l’interpénétration des espaces physiques et mentaux, naturels et historiques, d’articuler fini et infini ou d’inverser les orientations habituelles de notre corps et de notre perception (droite/gauche ; lourd/léger ; bas/haut) . Vladimir Skoda s’est très tôt engagé dans cette « physique » de formes déterminées (les sphères) et aléatoires (les reflets), les parcourant dans un rêve d’unité qui en rassemblerait les possibles et les tensions autour d’un centre dynamique et porteur d’une perfection désirée. Un tel désir n’est pas sans lien avec l’origine manufacturière de ses œuvres, puisque nées du travail direct de l’acier et des tours de main à acquérir, elles ont gardé cette ténacité ouvrière des gestes qui appelle autant l’aspiration à la perfection formelle qu’une aventure de la pensée, nourrie des rêves qu’engendre la matière et du savoir qui en a donné la maîtrise. LA FORGE Pour Skoda, le fer et les gestes techniques (sa formation de « tourneur » préfigurait étrangement les objets futurs de son art…) qui lui étaient associés ont constitué l’une de ces forces intimes qui, depuis son adolescence, n’a cessé de le porter. Mais le faire et les rêveries qu’il engageait ont été interrogées, vérifiées, développées par une réflexion critique, supposant autant des données de la physique que des références à l’histoire de l’art (cf. J.P.Greff)(1). Ainsi, dans les années 70, de retour de Rome, apparaîtront les premières pièces forgées dans des ateliers prêtés par des artisans parisiens. Puis l’usage du marteau-pilon remplacera celui de la masse pour écraser les arêtes des cubes et expérimenter concrétions ou compressions. iphone 7 plus cases toystory Au-delà des savoirs techniques qu’il nécessite, le travail de la forge conserve la fascination pour les transmutations de matière qui s’y opèrent et les mythes qui les accompagnent. Une longue histoire mêle les recherches et les images des alchimistes à la science des métallurgistes: « Un combat physique avec la matière » ; un combat à l’aveugle aussi – devant l’incandescence de l’acier chauffé à blanc : « quand le métal est incandescent, il est chargé d’énergie et il dégage de la lumière. C’est comme si tu regardais le soleil : tu vois le disque mais pas le relief, ni les facettes. Tu ne vois qu’une espèce de masse… » (2). Ici, pas de surfaces « vivantes », comme celles du marbre ou du bois, rien de la douceur d’une peau que l’œil ou le doigt caresserait. Dans la forge, comme l’écrivait Bachelard, « les images de la matière, on les rêve substantiellement, intimement, en écartant les formes, les formes périssables, vaines images, le devenir des surfaces » (3). Le feu tient à distance la tentation des « images » et impose que le réel advienne d’un seul tenant, même si sa masse en est parfois fendue et ses surfaces entaillées. butterfly iphone 7 phone cases Sur ces blocs quasi compacts de matière, Skoda n’introduit de variations que selon un programme précis, quasi mathématique, de différenciations. Ici aussi ce n’est pas le jugement du regard qui importe mais le va et vient de la main et de la pensée, de ce qui s’anticipe et se contrôle en l’une et l’autre. Processus expérimental au sens précis du terme : le geste ou l’image première y sont sans cesse vérifiés et rectifiés par les procédures mises en place ; mais ces dernières n’existent vraiment que par la main et les rêves qui l’habitent. A la différence de la pierre, du marbre, du bois, la forge apprend à travailler du centre vers les surfaces : « Quand je forgeais, l’espace intérieur était le cœur de la forme et la configurait. Le sphérique m’a porté de l’intérieur vers l’extérieur » (4). Dans la sculpture classique, les surfaces – leur lumière comme leurs apparences – résultaient de ce que l’artiste leur ajoutait ou leur enlevait ; pour Skoda, elles adviennent comme l’effet de l’expansion et de l’énergie d’un noyau central ; donc comme le résultat de forces physiques mises en œuvre plutôt que comme celui des intentions plastiques de l’artiste. Même la lumière, confondue avec les couleurs du métal en fusion, ne se dissocie pas de la matière qu’elle transforme d’abord avant de s’y dissimuler. Elle se conserve – soleil invisible -dans toute sa splendeur et sa force au centre d’un objet dont seules les surfaces, matière refroidie, énergie retombée et contractée, sont devenues opaques et noircies : la transmutation en a, paradoxalement, préservé le mystère et l’attraction initiatique. LA SPHERE Dans ce travail, les formes géométriques – cubes et surtout sphères – semblent opposer leur quasi perfection à l’imprévisible devenir de cette matière en incandescence ; et substituer aux aspérités des surfaces, à leurs plans multiples, la rondeur de la sphère que l’œil saisit d’un coup et que la main caresse doucement. Nous pourrions croire que ces formes se suffisent absolument à elles-mêmes, inscrites dans leur propre définition ; devenues indifférentes aux variations de lumière du monde, à la multiplicité de ses objets, au spectateur même dont elles ignorent l’espace qu’il parcourt. Solipsisme de ces objets, sans porte ni fenêtres mais où s’accomplirait l’essence même de la forme : Goethe, dans son jardin de Weimar, avait résumé cela par une boule de pierre posée sur un socle cubique et l’avait appelé: L’autel de la bonne fortune. Pourtant carré et cercle ne sont pas pour Skoda de simples figures géométriques: le carré est une construction de l’esprit avec les artefact qui s’en déduisent (en particulier en architecture) ; la sphère et ses déformations résultent de données physiques universelles : « le mouvement même de la matière, de l’énergie et de la gravité tend à infléchir l’univers vers le sphérique… Le carré ou plus largement les figures de la géométrie euclidienne incarnent une altérité au mouvement naturel du monde ». (5). « Devenue consciente », la sphère a engagé un incessant va et vient entre la physique (et l’astrophysique) et les images symboliques, entre formes closes et univers multiples et virtuels. Dans les années 80, Skoda passe du cube à la sphère, d’un objet mental à une expérience sensible et, depuis les années 90, elle permet des séries de transformations d’images, de matières et de format : bulles, balles, billes et jusqu’aux sphères célestes ; « corps » de Platon, de Botticelli, de Kepler ou Planck ; sphère monumentale et Pyramide fatale – variation sur l’entropie et la dispersion des ensembles ; ou encore acier, papier, vidéo, gravure. Et des surfaces opaques ou réfléchissantes, rugueuses ou lisses, trouées ou voilées etc… .Toutes les expérimentations se sont accumulées autour de cet objet paradoxal qui, à la fois, se contient en lui-même et s’excède dans les reflets surprenants du monde. Peter Sloterdijk(6), expose combien la sphère reste l’expression d’un monde achevé « où l’on puisse saisir et mesurer comme d’un seul regard la grandeur absolue, l’infini en soi et le saisir dans sa finitude »(7). Proposant une infinité de plans équivalents, elle hante la « plastique », en en supprimant tous les angles, les manques, les discontinuités. Pourtant par les entailles qu’il y creuse, Skoda oblige l’objet à s’affronter à l’espace environnant, aux autres objets, à la lumière elle-même perçue elle aussi comme un corps physique. Des trous (Géométrie linéaire sur la sphère), des lignes géométriques simples en cuivre (Géométrie non-euclidienne), puis le polissage subvertissent l’unité de la surface pour retrouver la diversité des plans, réinventer la dualité de l’intérieur et de l’extérieur, du centre et de la surface et briser ainsi la joie des premiers gestes et jeux qui supposaient une unité et une totalité immédiates, la continuité tactile du monde dans le rond et la ronde des choses. Si son rêve d’origine était porté par cette idée/image de totalité, le sculpteur, lui, a besoin de la contradiction obstinée du matériau et de la superposition des plans pour accrocher l’œil et les choses à l’espace. La grandeur de Rodin (et avant lui de la statuaire antique) vient de ce que les surfaces, dans leur transparence lumineuse, palpitent des tensions qui sourdent de toute leur profondeur ; la métaphore de la source est à prendre à la lettre. Ici, « le trouble des surfaces vivantes était enfermé comme de l’eau entre les parois d’un vase » (8). Mais pour Skoda, les surfaces trouées, gravées, parfois divisées ou entaillées ne sont plus la seule manifestation du matériau et de sa masse ; des lignes divisent les sphères presque jusqu’à l’éclatement ; du cuivre remplit les sillons gravées ; des effets et reflets rebondissent sur les surfaces et obligent la sphère à participer à un monde autre et hors de sa perfection formelle. iphone 6 plus charger case with cover Rilke écrivait à propos de Rodin : « Quelque grand qu’il puisse être, il faut que le mouvement d’une statue retourne à elle, que le grand cercle se referme – le cercle de la solitude où une chose doit passer ses jours. Ce qui distingue les choses c’est cette entière absorption en elles-mêmes » (9). Celles de Skoda ont porté ce rêve de solitude mais l’ont aussi vite transgressé en quête de tout ce qui n’est pas en lui – des formes les plus variées et incongrues aux espaces les plus improbables qui viennent s’y refléter, s’y heurter ou s’y dissoudre. Vladimir Skoda Carré Saint Anne Montpellier 2011 MIROIRS ET REFLETS OU LES MONDES VIRTUELS Au début des années 1990, Skoda commence à utiliser l’acier inoxydable ; ce qui va permettre tous les jeux suscités par les surfaces réfléchissantes et la mise en mouvement des miroirs – par de légères oscillations (Autour du temps), par des vibrations (Rêve de Kafka) ou des mouvements de rotation (Miroirs du temps). On est d’abord fasciné par la déformation des êtres, des choses et des lieux – apparences prenant sans fin d’autres apparences : une « cinétique » de l’étrange, du burlesque comme dans un décor baroque qui défie les certitudes perceptives et rationnelles. Pourtant comme l’induit le Rêve de Kafka, nous sommes là aux limites de l’ « Unheimlich » (l’inquiétude de l’étrange(r)) lorsque les repères du réel font défaut et se confondent avec les images imprévisibles du rêve, par la transformation des choses, leur accumulation en un même lieu et surtout leur mise en contact – comme si, entre elles, l’espace avait disparu. Dès la Renaissance, le miroir convexe avait été conçu comme un télescope permettant de « toucher » un objet lointain, d’en ramener à soi les propriétés tactiles. Pour Descartes, encore, « la lumière est une action par contact, telle celle des choses sur le bâton de l’aveugle…Le modèle cartésien de la vision c’est le toucher » (10). Par et dans les reflets, les corps comme des balles traversent l’espace dont la texture qui les sépare les uns des autres est comme perdue. Les corps semblent alors s’écraser les uns sur les autres. Dans la forge, l’acier avait été modelé par les pressions successives qu’il subissait ; ici, par les miroirs, les corps entrent d’eux-mêmes en contact. Certains contacts seront limités et recentrés sur un objet choisi : Galileo Galilei privilégie ainsi la relation de proximité entre une sphère et le pendule qui lui fait face ; d’autres, comme les sphères d’Autour du temps, embrassent l’ensemble du monument (ou parfois d’un paysage) et de ses visiteurs. Le matériau du sculpteur n’est plus la masse compacte, opaque, sans images de l’acier forgé dans une posture démiurgique mais l’apparence infinie et instable des choses dont il joue. Aussi surprenante soit-elle, cette image visible est sans mystère, sans profondeur secrète : simplement un effet optique. La question vient d’ailleurs : jusqu’à quel point les similitudes qui rapprochent des objets lointains (le microcosme et le macrocosme) sont elles fondées si ces univers sont soumis à des densités temporelles différente ? Jusqu’à quel point l’entropie menace t-elle la stabilité des systèmes et introduit-elle du désordre et donc de la précarité dans les équilibres et les symétries qui structurent les mondes ? Les structures spatiales et les objets qui y apparaissent importent moins que les déterminations temporelles qui les parcourent, les incurvent et finalement les menacent dune dispersion chaotique. Skoda ne cherche pas à illustrer les théories de la Relativité ; il comprend la relation espace/temps comme ce qui défait la stabilité de l’univers, incluant en chacun de ses points sa composante temporelle et à travers celle-ci le principe d’inertie. Devant certains reflets qui liquéfient les choses, on peut penser à l’étrange anamorphose de la Chapelle Sixtine par laquelle Michel-Ange se représentait dans la peau de St Barthélémy devenue un sac informe. L’anamorphose ne résulte pas seulement d’une déformation de la perspective qu’un déplacement du spectateur pourrait redresser pour retrouver les conventions de la perception mais d’un processus temporel irréversible. La permanence temporelle oblitère la permanence du monde. Si le pendule, par son mouvement continu et régulier, donne l’image du temps, celle-ci croise la déformation définitive des choses. Dans l’esthétique contemporaine, l’usage du miroir ne relève plus d’un jugement moral sur la vanité des apparences ni d’un ordre décoratif jouant de la démultiplication d’un même espace intime ou public ; mais il prétend, comme le fait parfois aussi la photographie, à une compréhension (analyse et restitution) du paysage croisée avec celle du monument. Skoda y ajoute une dimension temporelle par laquelle il aborde la réalité des systèmes physiques. Par delà les objets et les hommes auxquels nous associons nos connaissances astrophysiques (Galiléo Galilei, Hommage à Foucault (celui du pendule), Météorites, Eclipses, Pluie sidérale, Entropie, Voies lactées etc), l’essentiel a été la compréhension du devenir de l’univers ; moins la course régulière des astres autour des mêmes orbes que les désordres – de l’expansion jusqu’à l’explosion – qui les expliquent. Et auxquels le vivant, à l’instar de la matière, est soumis. Malraux confrontant l’art au sentiment de la mort l’avait défini comme un « anti-destin ». Nous pourrions garder ce terme en l’élargissant à tous les systèmes physiques. Et en sachant que le rire qui accompagne notre reflet sur les miroirs de Skoda en est l’autre visage. Notes : 1) Jean-Pierre Greff : Les gravités de la matière in Vladimir Skoda, éditions Atelier 340, Bruxelles, 1998 2) Vladimir Skoda: Entretien avec Henri van de Leemput, Atelier 340, Bruxelles, 1998 3) Gaston Bachelard : L’air et les songes, éditions José Corti, 1943. 4) Vladimir Skoda cité par François Barré, in La sculpture mise au monde, Catalogue Vladimir Skoda – Le monde entre l’amour et la folie, Musée Denys Puech, Rodez, 2009 5) Vladimir Skoda : La sphère-lumière, Entretien avec Philippe Cyroulnik, Journal de la bourse d’Art monumental, Ivry sur Seine, 1986 6) Peter Sloterdijk : Sphères I – Bulles, Hachette/ Pluriel 2002; Sphères II – Globes – 2010 Maren Sell éditeurs ; Sphères III – Ecumes, 2005, Maren Sell éditeurs 7) Schelling : La grâce et la beauté in Textes esthétiques, P.U.F., 1978 8) R.M. Rilke : Auguste Rodin, in Prose, T.1, éditions du Seuil, 1966 9) Idem, p. 387 10) Maurice Merleau-Ponty : L’œil et l’esprit, Gallimard, 1964, p.

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